Les "deux sous de raison" (première partie)
Les « deux sous de raison », commentaire de
la section « L’Impossible » dans Une saison en enfer
(première partie)
Le titre de la section « L'Impossible »
invite à se demander : quel est cet
impossible ? Et cela s'accompagne d'une deuxième question qui vient
peut-être moins spontanément à l'esprit : le
mur de l'impossible est-il affronté en tant que tel dès le début du texte ou s'agit-il
d'une conclusion à laquelle nous conduit le récit ? Cette deuxième question
en implique une troisième : le
sentiment de l’impossible vient-il d’une dérive historique que seule la
limitation à une vie d’homme empêche de défaire dans le temps ou s’agit-il d’un
constat nécessaire ? Pour répondre à ces trois questions, il semble
pertinent de confronter le titre aux aveux de la fin du récit. Le titre qui
coiffe le tout de la section « L’Impossible » peut-il se lire dans
les deux derniers alinéas ? Poser la question, c’est déjà laisser entendre
notre réponse. Mais, à la lecture de ces deux derniers alinéas de « L’Impossible »,
voici que surgit une autre question capitale que tout lecteur doit
impérativement se poser : quelle est
cette « minute d’éveil » dont parle le poète ?
C'est cette minute d'éveil qui m'a donné la vision de la
pureté ! - Par l'esprit on va à Dieu !
Déchirante infortune !
Le poète se plaint que l'esprit nous conduise
nécessairement à Dieu. Il s'agit d'une prise de conscience brutale que l'esprit
ne peut pas s'accomplir en-dehors d’une quête de « la clarté divine »,
ce que nous nous garderons d’assimiler à la révélation chrétienne. Le cri « Déchirante
infortune » n’implique pas qu’une réalité déplaisante, il engage le sentiment
de la finitude humaine. Le plan divin n'est pas nié, le poète l'accepte, mais
c'est son accès qui pose problème. Cette fin de section doit être rapprochée d’un
alinéa essentiel de la prose liminaire :
La charité est cette clef. - Cette inspiration prouve que j'ai rêvé !
Les phrases « Par l'esprit on va à Dieu » et
« La charité est cette clef » se font écho, et à chaque fois une
réaction immédiate et amère de dédain bondit sur la scène : « - Cette inspiration
prouve que j'ai rêvé ! » et « Déchirante infortune ! »
Peut-on prolonger le rapprochement ? Nous remarquons
que l'idée de preuve est associée à une vanité du christianisme moderne dans « L'Impossible »
(soulignements nôtres) :
- Mais n'y
a-t-il pas un supplice réel en ce que, depuis cette déclaration de la science,
le christianisme, l'homme se joue, se prouve les évidences, se
gonfle du plaisir de répéter ces preuves, et ne vit que comme cela !
Torture subtile, niaise ; source de mes divagations spirituelles.
L’expression « déclaration de la science »
relève du jeu de mots, en s’appuyant sur l’idée « science » comme savoir
ou connaissance bien établie.
L'autre point de rapprochement, c'est que, si la
charité était la clef du « festin ancien », dans « L'Impossible »,
l'idée de « sagesse première et éternelle » est associée à « l'Éden »,
au paradis perdu. Ce n’est que sur un plan implicite que le poète récuse le
discours des « gens d’Église », leur « C’est compris ». En
revanche, au plan explicite, l’alinéa consacré à leur répondre est
essentiellement de l’ordre de la concession. Le poète admet penser à « l'Éden »
(soulignements nôtres) et ne pas s’intéresser du tout, à la différence donc des
romantiques, à un exotisme islamique mesquin et dérisoire (« Je n’avais
pas en vue la sagesse bâtarde du Coran »), ni à une légende d’une humanité
pleine de santé dans les premiers temps de la civilisation, mythe qu’il avait
lui-même véhiculé dans « Credo in
unam » :
Les gens d'Église diront : C'est compris. Mais vous voulez
parler de l'Éden. Rien pour vous dans l'histoire des peuples orientaux. - C'est
vrai ; c'est à l'Éden que je songeais ! Qu'est-ce que c'est pour mon
rêve, cette pureté des races antiques !
Nous retrouvons même la succession verbale « songer »
et « rêver » de la prose liminaire (soulignements nôtres) :
Or, tout dernièrement, m'étant trouvé sur le point de faire
le dernier couac ! j'ai songé à rechercher la clef du festin
ancien, où je reprendrais peut-être appétit.
La charité est cette clef. - Cette inspiration prouve que j'ai
rêvé !
Enfin, la mention « appétit » retient tout
particulièrement l'attention. Dans la prose liminaire, les propos attribués à
Satan témoignaient d’une certaine gravité : « Gagne la mort avec tous tes
appétits, et ton égoïsme et tous les péchés capitaux. » Dans « L'Impossible »,
le thème de l'appétit est présent dans une dénonciation de la fadeur ambiante et
en même temps dans l'idée d'une consommation déviante qui nous rend tous
malades :
N'est-ce pas parce que nous cultivons la brume ! Nous
mangeons la fièvre avec nos légumes aqueux. Et l'ivrognerie ! et le tabac ! et
l'ignorance ! et les dévouements ! - Tout cela est-il assez loin de la pensée
de la sagesse de l'Orient, la patrie primitive ? Pourquoi un monde moderne, si
de pareils poisons s'inventent !
Par le rapprochement des extraits, nous comprenons que
le refuge proposé par Satan est d'échapper à cet univers de brume où consommer
des légumes aqueux, et nous pouvons appréhender plus finement la tromperie du
mot d’ordre « « Gagne la mort » face à une telle description de
la vie. Ceci serait à mettre en relation avec l'idée des clivages de la
question « est-il d'autres vies ? » formulée dès « Mauvais sang ».
Ne traitons pas ici de la difficulté posée par les
mentions choisies par le poète, lequel peut être suspect d'hypocrisie en dénonçant
le tabac et l'ivrognerie ; et ne traitons pas non plus de la perversité du
parallèle du mot « ivrognerie » au mot « dévouements ».
Tout ce qu'il faut observer, c'est le rejet d'un monde moderne qui ne flatte
pas l'appétit. Une réponse pourrait venir dans le fait que « ivrognerie »,
« tabac » et « dévouements » ont à voir avec d'illusoires
moyens d'évasion, mais laissons ce débat de côté.
Après ce lien établi entre le discours général de « L'Impossible »
et les alinéas centraux de la prose liminaire, nous voudrions exposer un autre
rapprochement entre la fin de « L'Impossible » toujours et deux
passages de la section « Adieu » (nous soulignons) :
[...] Le combat spirituel est
aussi brutal que la bataille d'hommes ; mais la vision de la justice est le
plaisir de Dieu seul.
[...] et il me sera loisible de posséder
la vérité dans une âme et un corps.
Á la fin de « L'Impossible », voici ce que
le poète écrit et n'hésitons pas à citer une seconde fois certaines phrases :
- Mais je m'aperçois que mon esprit dort.
S'il était bien éveillé toujours à partir de ce
moment, nous serions bientôt à la vérité, qui peut-être nous entoure
avec ses anges pleurant !.... - S'il avait été éveillé jusqu'à ce moment-ci,
c'est que je n'aurais pas cédé aux instincts délétères, à une époque
immémoriale !.... - S'il avait toujours été bien éveillé, je voguerais en
pleine sagesse !....
Ô pureté ! pureté !
C'est cette minute d'éveil qui m'a donné la
vision de la pureté ! - Par l'esprit on va à Dieu !
Déchirante infortune !
Les deux sections se répondent. Il y a encore bien des
aspects compliqués à démêler, mais acceptons de progresser lentement. Le poète
ne récuse pas le plan divin. Dans « Adieu », il maintient que « nous
sommes engagés à la découverte de la clarté divine ». Et il est toujours
question de découvrir « la vérité » dans « Adieu ». En
revanche, la démarche spirituelle a un caractère mortifère (comparaison est
faite avec la guerre) et, en même temps, le poète établit une distinction entre
la « vision de la pureté » un instant possible et la « vision de
la justice » qui n'est réservée qu'à Dieu.
Cette acceptation du plan divin ne signifie pas un
retour à la foi, mais n’en débattons pas pour l'instant. Cela permet aux
lecteurs d'admettre plus facilement d'autres éclairages sur le texte. La phrase
: « la vision de la justice est le plaisir de Dieu seul » ressemble à
une formule pieuse de chrétien en ce monde, du genre « God only knows »,
« Dieu seul peut savoir ». Dans tous les cas, retour à la foi ou non,
le poète dénonce le problème de la présomption, de l'orgueil humain. Or, ceci
est forcément une part de la vérité qui va permettre au poète de se garder des
mensonges. L'humain ne peut espérer avoir accès à un savoir plein et entier sur
la justice, celui qui prétend l'inverse ment. A cette aune, nous comprenons
qu'il n'y a pas nécessairement de contradiction quand le poète dit qu'il pourra
posséder la vérité, alors qu'il admet qu'une vue entière sur les choses
n'appartiendrait qu'à Dieu. Dans la fin de « L'Impossible »,
l'atteinte de la vérité est présentée comme l'accomplissement de la sagesse.
Or, la figure du sage est nettement liée à une absence de présomption, à une
acceptation des limites de notre humaine condition.
En effet, le poète dit explicitement, en n'accordant
la « vision de la justice » qu'à Dieu seul, qu'il n'est plus dans
l'optique de la vérité absolue, qu'il ne songe plus à une science universelle
qui ne laisserait rien à désirer : il est cette fois dans la quête d'une
vérité à dimension humaine, considérant que les prétentions qu'il avait
auparavant ne sont plus que « belle gloire d'artiste et de conteur
emportée ! » Rappelons d'ailleurs qu'au sujet des « anachorètes »,
le poète corrompait plus tôt dans son récit l'expression « comme on n'en
fait plus » pour donner un renvoi similaire aux illuminés de la religion
chrétienne : « des artistes comme il n'en faut plus ! » (« Mauvais
sang »).
Le lecteur peut avoir le sentiment que le poète se
contredit s'il confond « la vérité » avec l'idée d'un savoir ultime,
comme c'est le cas des aberrations du « Prince » dans « Conte »,
poème des Illuminations qui est étroitement en phase avec le discours d'Une
saison en enfer et avec celui de la section « Adieu » notamment :
« Il voulait voir la vérité, l'heure du désir et de la satisfaction
essentiels. » « Conte » module différemment le renoncement, la
clausule montre encore une volonté de s'accrocher : « La musique savante
manque à notre désir. » Il faut bien mesurer dans les différents écrits de
Rimbaud si les mots sont employés en fonction d'une parole orgueilleuse en
quête d'absolu (cas de « Génie » par exemple) ou en fonction d'une
parole plus humble qui admet devoir embrasser la « réalité rugueuse »
telle qu'elle est.
En même temps, sur la phrase « la vision de la
justice est le plaisir de Dieu seul », Rimbaud n'engage pas pour rien
l'idée de « plaisir » qui nous éloigne de la formulation plus neutre
: « Dieu seul sait ». Un croyant irait jusqu'à dire : « Dieu
seul connaît l'avenir, le destin, l'ordre du monde que le prophète prétend
apercevoir parfois ». Dans « L'Eclair », le poète parle d'un
devoir dont il sera « fier à la façon de plusieurs, en le mettant de côté »,
mais dans « Adieu », le poète a évolué. Il veut chercher quel est son
devoir, et avoir une morale. En revanche, il n'endosse pas le devoir qu'on lui
soumet, il veut rire des mensonges et toujours quêter la vérité. Il ne s'agit
pas d'accepter le devoir qu'on lui soumet ou la morale qu'on lui impose, il
s'agit de chercher un devoir et une morale dans les conditions de réalité d'une
existence dont il ne cherchera plus à se soustraire.
On le voit : l'étude du titre « L'Impossible »
en regard des cinq derniers alinéas du récit est capitale. Nos rapprochements
avec la prose liminaire et la section finale « Adieu » permettent de
bien comprendre certains enjeux du récit et, en même temps, de ne pas douter du
caractère très concerté de ce livre Une saison en enfer.
Les questions posées au début de notre article ont
reçu leurs réponses. Le poète découvre qu’il lui est « impossible » d’accéder
à un « Éden » conditionné par l’acceptation de la révélation divine.
L’esprit n’a pas les ressources suffisantes pour excéder ce cadre métaphysique.
Le poète ne relativise en aucun cas le sentiment de l’impossible et,
visiblement, il ne le considère pas comme une impasse historique. Surtout, et c’est
là que notre lecture prend d’autant mieux ses distances avec les analyses
généralement proposées, malgré le cri « Déchirante infortune », la
prise de conscience qu’il existe un « impossible » est sans doute à
considérer comme une clef de sortie de l’enfer pour le poète. Nous allons
travailler à étayer certaines des présentes conclusions dans la suite de notre
étude. Nous allons dans un premier temps revenir sur l’explication que donne le
poète de son évasion. Ensuite, nous nous attacherons à préciser ce qu’est cette
« minute d’éveil ».
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