Etablissement du texte de "L'Impossible" et Notes
La
présentation en italique montre que cet établissement du texte est un outil de
travail. Lorsque Rimbaud emploie les italiques, il nous suffit d’inverser la
présentation en employant les caractères romains. Á la différence de la prose
liminaire, le texte de « L’Impossible » ne contient pas de coquilles
évidentes faciles à corriger. Toutefois, l’exercice n’est pas sans intérêt.
Vous allez repérer quelques lettres en rouge dans notre transcription. Nous allons
vous présenter cela du plus simple au plus compliqué. 1°) Comme nous l’avons
déjà fait pour la prose liminaire, nous avons modernisé la présentation de
l’interjection « Ô », le texte original offrant une leçon « O pureté !
pureté ! » 2°) la modernisation orthographique de « Eden »
à « Éden » va dans le même sens, mais cette fois il y a un fait
majeur à remarquer. Dans l’édition originale, l’accent est flanqué sur le
« e » majuscule de « gens d’Église », alors qu’il ne l’est
pas dans la même phrase, ni plus loin, pour les mentions du mot biblique
« Eden ». J’opte pour une modernisation systématique malgré tout,
car, dans le fond, cela ne change rien, le mot « Éden » n’est pas
moins perçu comme emprunt à une langue étrangère par le lecteur contemporain. Cela
montre tout de même que les éditeurs anciens, malgré la possibilité de flanquer
les accents sur les majuscules, en usaient différemment de nous. 3°) Nous avons
mis en rouge la lettre « e » dans trois mentions du mot
« esprit », alors que nous n’avons pas modifié le texte original sur
ce point. Ce n’est pas parce que nous n’avons rien modifié que nous n’avons pas
eu un petit débat. Nous avons cherché à vérifier si nous pouvions opposer plus
nettement les mentions « mon esprit » et « l’esprit », ce
qui n’est pas le cas. Rimbaud écrit systématique le mot avec une lettre
minuscule. Il n’y a pas eu d’erreur de la part de l’ouvrier-typographe. Il en
allait différemment dans « Mauvais sang » : « l’Esprit est
proche ! » Une phrase en particulier a justifié ce débat :
« Bon ! voici que mon esprit veut absolument se charger de tous les
développements qu’a subis l’esprit depuis la fin de l’Orient… Il en veut, mon
esprit ! » La phrase est maladroitement écrite. Rimbaud aurait dû
recourir au pronom pour une formulation plus élégante, plus correcte même
(soulignements nôtres) : « Bon ! voici que mon esprit veut
absolument se charger de tous les développements qu’il a subis depuis la
fin de l’Orient… Il en veut, mon esprit ! » Même si le tour
« les développements qu’a subis l’esprit… » a une dimension
oraculaire que nous retrouvons dans tout le texte : « Or il y a des
gens hargneux et joyeux, de faux élus, […] », etc., etc., la maladresse de
style n’en est pas moins patente. Une explication que nous avons toujours eue
en réserve, c’est que le drame de Bruxelles n’a pas influencé la composition d’Une saison en enfer, mais qu’il en a
précipité la finition et la publication. Parce que Verlaine se retrouve
incarcéré, Rimbaud a dû cesser de mûrir son texte, il a dressé une version
définitive rapidement et l’a envoyée à l’imprimeur. Une deuxième phrase nous
interpelle juste un peu avant dans le même alinéa : « […] je vois que
mes malaises viennent de ne m’être pas figuré assez tôt que nous sommes à
l’Occident. » Cette phrase n’est jamais annotée. Les malaises permettent
au poète de se figurer qu’il est « à l’Occident » ou les malaises ne
lui ont pas été figurés assez tôt pour qu’il se rende compte qu’il était à
l’Occident. Une virgule serait-elle la bienvenue : « je vois que mes malaises
viennent de ne m’être pas figuré assez tôt, que nous sommes à
l’Occident » ? Pourtant, la force ramassée nous séduit avec ce non
accord à « figuré » que nous observons au passage : « je
vois que mes malaises viennent de ne m’être pas figuré assez tôt que nous
sommes à l’Occident. »
Voyez
enfin la note 15 ci-dessous pour un autre point de débat en ce qui concerne l’établissement
du texte !
Lien vers un fac-similé de l'édition originale du texte "L'Impossible"
Lien vers un fac-similé de l'édition originale du texte "L'Impossible"
L’IMPOSSIBLE
__
Ah ! cette vie de
mon enfance, la grande route par tous les temps, sobre surnaturellement, plus
désintéressé que le meilleur des mendiants, fier de n’avoir ni pays, ni amis,
quelle sottise c’était[1].
– Et je m’en aperçois seulement !
– J’ai eu raison de
mépriser ces bonshommes[2]
qui ne perdraient pas l’occasion d’une caresse, parasites de la propreté et de
la santé de nos femmes, aujourd’hui qu’elles sont si peu d’accord avec nous.
J’ai eu raison dans tous
mes dédains : puisque je m’évade !
Je m’évade !
Je m’explique[3].
Hier encore[4],
je soupirais : « Ciel ! sommes-nous assez de damnés
ici-bas ! Moi j’ai tant de temps déjà dans leur troupe ! Je les
connais tous. Nous nous reconnaissons toujours ; nous nous dégoûtons. La
charité nous est inconnue. Mais nous sommes polis ; nos relations avec le
monde sont très-convenables. » Est-ce étonnant ? Le monde ! les
marchands, les naïfs ! – Nous ne sommes pas déshonorés[5].
– Mais les élus, comment nous recevraient-ils ? Or il y a des gens
hargneux et joyeux, de faux élus, puisqu’il nous faut de l’audace ou de
l’humilité pour les aborder. Ce sont les seuls élus. Ce ne sont pas des
bénisseurs[6] !
M’étant retrouvé deux
sous de raisons – ça passe vite ! – je vois que mes malaises viennent de
ne m’être pas figuré assez tôt que nous sommes à l’Occident[7].
Les marais occidentaux ! Non que je croie la lumière altérée, la forme
exténuée, le mouvement égaré… Bon ! voici que mon esprit veut absolument
se charger de tous les développements cruels qu’a subis l’esprit depuis la fin de l’Orient[8]…
Il en veut, mon esprit !
– Mes deux sous de raison
sont finis ! – L’esprit est autorité, il
veut que je sois en Occident. Il faudrait le faire taire pour conclure comme je
voulais.
J’envoyais au diable les
palmes des martyrs, les rayons de l’art, l’orgueil des inventeurs, l’ardeur des
pillards[9] ;
je retournais à l’Orient et à la sagesse première et éternelle. – Il paraît que
c’est un rêve de paresse grossière !
Pourtant, je ne songeais
guère au plaisir d’échapper aux souffrances modernes. Je n’avais pas en vue la
sagesse bâtarde du Coran. – Mais n’y a-t-il pas un supplice réel en ce que,
depuis cette déclaration de la science, le christianisme, l’homme se joue, se prouve les évidences, se gonfle du plaisir
de répéter ces preuves, et ne vit que comme cela ! Torture subtile,
niaise ; source de mes divagations spirituelles[10].
La nature pourrait s’ennuyer, peut-être ! M. Prudhomme est né avec le
Christ.
N’est-ce pas parce que
nous cultivons la brume ! Nous mangeons la fièvre avec nos légumes aqueux[11].
Et l’ivrognerie ! et le tabac ! et l’ignorance ! et les
dévouements ! – Tout cela est-il assez loin de la pensée de la sagesse de
l’Orient, la patrie primitive[12] ?
Pourquoi un monde moderne, si de pareils poisons s’inventent !
Les gens d’Église
diront : C’est compris. Mais vous voulez parler de l’Éden. Rien pour vous dans l’histoire des peuples
orientaux. – C’est vrai ; c’est à l’Éden
que je songeais[13] !
Qu’est-ce que c’est pour mon rêve, cette pureté des races antiques[14] !
Les philosophes : Le
monde n’a pas d’âge. L’humanité se déplace, simplement. Vous êtes en Occident,
mais libre d’habiter dans votre Orient, quelque ancien qu’il vous le faille, -
et d’y habiter bien. Ne soyez pas un vaincu[15].
Philosophes, vous êtes de votre Occident.
Mon esprit, prends garde.
Pas de partis de salut violents[16].
Exerce-toi ! – Ah ! la science ne va pas assez vite pour nous[17] !
– Mais je m’aperçois que
mon esprit dort.
S’il était bien éveillé
toujours à partir de ce moment, nous serions bientôt à la vérité, qui peut-être
nous entoure avec ses anges pleurant !... – S’il avait été éveillé jusqu’à
ce moment-ci, c’est que je n’aurais pas cédé aux instincts délétères, à une
époque immémoriale[18] !...
– S’il avait toujours été bien éveillé, je voguerais en pleine
sagesse !....
Ô pureté ! pureté !
C’est cette minute
d’éveil qui m’a donné la vision de la pureté[19] !
– Par l’esprit on va à Dieu !
Déchirante infortune[20] !
[1] Cette enfance n’est pas à confondre avec
le « festin » de « Jadis ». C’est l’enfance de la révolte
qui est dénoncée comme sottise, celle décrite dans la cinquième section de
« Mauvais sang » dont la présente ouverture reprend sciemment
des éléments : « Encore tout enfant », « Sur les routes,
par des nuits d’hiver ». Le poète identifiait alors sa situation de
« cœur gelé » et celle du « forçat » à la
« force » et non à la « faiblesse ».
[2] Ces « bonshommes » sont les
« élus » dont il sera question plus bas. Le poète reprend une idée
déjà développée dans « Le Forgeron » quand les « nobles »
exploitaient la faiblesse des « femmes » appartenant à « la
Crapule ».
[3] Á la différence de nombreux
commentateurs, nous ne voyons pas de paradoxe ou contradiction dans
l’enchaînement des alinéas. Le poète ne dit pas que son évasion dépend d’une
explication. Il dit simplement avec insistance qu’il s’évade, puis qu’il va
nous expliquer en quoi il peut parler d’évasion. C’est plus loin la révélation
des « deux sous de raison » qui va rompre le schéma explicatif.
Surtout, nous ne partageons pas l’avis des commentaires qui disent que cette
évasion est une illusion démentie par la suite du texte.
[4] Les mentions « je m’en aperçois
seulement » et « Hier encore » permettent aux lecteurs de jouer
à situer la révélation à venir des « deux sous de raison » dans la
perspective de la prose liminaire, quand le poète « tout
dernièrement » refuse la mort et se demande s’il ne doit pas retourner au
« festin » de « Jadis ».
[5] Songeons à la formule :
« Honoré de faire votre connaissance ! » La politesse et le
savoir-vivre ne sont pas sur le même plan que la charité, ce qui permet des
rapports entre les gens de ce monde, lesquels sont divisés dès lors en deux
catégories, ceux qui sont agréables parce qu’ils ont quelque chose à vendre, et
ceux qui sont les dupes de ce mode de rapports convenables.
[6] Après les damnés, les marchands et les
naïfs, une quatrième catégorie de personnes est désignée. Observez la
circularité de cet alinéa : « sommes-nous assez de damnés
ici-bas » / « Ce ne sont pas des bénisseurs ! » Politique,
religieuse ou autre, l’imposition du sentiment d’élection est une imposture.
L’expression « faux élus » renvoie inévitablement au motif des
« faux nègres » où était égrenée certaines figures : magistrat,
général, empereur.
[7] Cette phrase pose un problème d’analyse
grammaticale, mais observons bien que le poète écrit « nous sommes à
l’Occident » et non nous sommes « en Occident ». Ceci introduit
subrepticement le thème de « l’Orient ». La révélation a été
provoquée par les « malaises » face aux « élus » qui sont
tous « faux ». Les « deux sous de raison » sont donc
contenus dans la phrase : « Ce ne sont pas des
bénisseurs ! » Enfin, pour que le lecteur ne s’égare pas, la
révélation n’est pas l’existence de l’Orient, mais bien la réalité de
l’immersion dans les « marais occidentaux ».
[8] Nous observons une reprise maladroite de
la mention « l’esprit », mais aussi que celui-ci remet sous tutelle
le poète. Cela n’annule pas l’évasion, mais la rend plus compliquée.
[9] Le poète s’entretenait encore une fois
dans l’idée qu’il était « mille fois le plus riche » (« Nuit de
l’enfer »).
[10] Au-delà de l’alliance railleuse des
termes dans « divagations spirituelles » et au-delà du gonflement à
la manière d’une baudruche, le poète joue sur le caractère suspect des
solennités : « cette déclaration de la science », et il emploie
un verbe « prouve » qui fonde un rapprochement ironique avec le rejet
de la charité dans la prose liminaire : « – Cette inspiration prouve
que j’ai rêvé ! »
[11] Cela justifie sans doute que Satan puisse
proposer une mort pleine d’appétits dans la prose liminaire.
[12] Notons que, dans les lettres dites
« du voyant », Rimbaud se moquait déjà du « premier venu auteur
d’Origines ».
[13] L’argumentaire de
« L’Impossible » n’est pas ordonné comme celui de la prose liminaire,
bien que l’articulation du huitième au dixième alinéa du prologue coïncide avec
le discours tenu dans la présente section du livre. Dans les précédents
alinéas, le poète a déjà critiqué le christianisme et la charité. Ici, les « gens
d’Église » lui font comprendre que « l’Orient » qu’il recherche
n’est rien d’autre que « l’Éden ». Et le poète répond non par une
opposition, mais par une concession. En revanche, cette concession suppose
implicitement un rejet raisonné de cette quête de l’Orient.
[14] Le poète a déjà récusé l’idée d’opposer à
« l’Occident » l’exotisme frelaté et mesquin de l’Islam à la manière
de Musset, Hugo, etc., il précise aussi ne pas croire au mythe de la jeunesse
heureuse de l’humanité qu’il avait pourtant mobilisé dans « Credo in unam ». Le tour elliptique
de la phrase ne doit pas poser de problème de lecture : « Qu’est-ce
que c’est pour mon rêve que cette pureté des races antiques ! » Celle-ci,
réelle ou non, lui importe peu, ce n’est pas son sujet.
[15] Pas de guillemets au message des « gens
d’Église » : « C’est compris. » Pas de guillemets non plus
pour celui des « philosophes », même s’il s’étend sur plusieurs
phrases. Rimbaud semble moins reprendre un discours de philosophe qu’une
conséquence intellectuelle des avancées scientifiques. Á l’époque de Rimbaud,
cette découverte d’un monde plus ancien que ce que la Bible autorisait de
penser est encore relativement récente, et sans doute encore bien mystérieuse.
[16] Le poète prétend se dominer. La tentation
de la mort pourrait refaire surface, mais nous voyons naître cette révolte
contre elle dont va parler le poète dans « L’Éclair ». L’idée de « salut »
renvoie aux questionnements contre la religion et peut-être aussi à la problématique
pour les réfugiés communards du « comité de salut public » qui a été
voté au tournant des mois d’avril-mai 1871, Rimbaud étant plus proche de
communards de la minorité antiautoritaire qui fut contre ce choix.
[17] Une transition est ménagée avec la section
suivante. Il faut comprendre aussi que le sentiment de l’impossible est
conditionné par la limite du savoir humain. Le poète admet une réelle situation
d’ignorance qui l’empêche d’être Dieu, d’accéder à l’Orient, etc.
[18] Par définition, cette « époque
immémoriale » renvoie au « Jadis, si je me souviens bien, » du début
de la prose liminaire. Comme pour le mot « Occident », l’emploi
verbal « cédé » implique une allusion étymologique à la « chute »,
celle de l’abandon aux « instincts délétères » quand le poète s’est
tourné vers la « misère » et la « haine ».
[19] Il faut distinguer la « minute d’éveil »,
celle des « deux sous de raison » qui désigne la réalité de l’immersion
occidentale, et la « vision de la pureté » qui est le contrepoint à l’Occident
qu’offre un « Orient », équivalent de « l’Éden », mais sans
pratique nécessaire de la « charité », point de mire qui gouverne les
aspirations du poète, mais qui, cela est répété deux fois, se comprend comme un
« rêve ».
[20] Le cri « Déchirante infortune »
est une réponse « à Dieu », mais la phrase : « Par l’esprit
on va à Dieu ! » ne signifie pas la foi. C’est d’une part l’esprit
qui « dort » qui « va à Dieu », tant la « science est
trop lente », et c’est d’autre part l’idée que le plan divin n’est pas
accessible à l’humain : « La vision de la justice est le plaisir de Dieu
seul », sera-t-il dit dans « Adieu ».
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