Les "deux sous de raison" (deuxième partie)
Les
« deux sous de raison », commentaire de la section « L’Impossible »
dans Une saison en enfer
(deuxième partie)
Dans cette nouvelle phase de notre étude, nous allons
nous intéresser aux six premiers alinéas de la section
« L’Impossible », en prenant nos distances avec deux habitudes
critiques. Premier point sur lequel nous voulons attirer l’attention : la
plupart des commentateurs ne prennent pas le temps de différencier les plans du
passé, et pour beaucoup la vie enfante du poète décrite au début de
« L’Impossible » correspond à un « paradis perdu », formule
que nous retrouvons du commentaire de Margaret Davies en 1973 à celui de Pierre
Brunel en 1987. Dans son livre Combat
spirituel ou immense dérision ? sur Une saison en enfer, Yoshikazu Nakaji est pratiquement le seul à
s’arrêter sur cette distinction capitale. L’enfance sur la route fait partie du
temps de la révolte après l’injure à la Beauté et ne se confond pas avec l’idée
édénique du « festin ancien ». Deuxième point qui distingue notre
approche des études les plus récentes : depuis un article d’Atle Kittang
« S’évader, s’expliquer » (Dix
études sur « Une saison en enfer », éd. André Guyaux, Neuchâtel,
A la Baconnière, 1994, p. 127-136), il est devenu courant de considérer que ces
deux verbes expriment une tension contradictoire qui serait à l’œuvre dans le
récit, avis que nous ne partageons pas du tout. Et il s’agit pour nous d’une
erreur de lecture d’autant plus patente qu’elle fait contresens, en attribuant
au poète l’illusion de s’évader, alors même qu’il crée clairement une
configuration narrative en ce sens, avec bientôt un « Matin » et une
fin de « la relation de [cet] enfer », avec au bout du parcours, des
illusions explicitement enterrées et un « Adieu » donc à la condition
infernale.
Commençons donc par les trois alinéas, dont deux très
brefs de trois ou quatre syllabes chacun, qui ont inspiré à Kittang le titre de
son article.
J'ai eu raison dans tous mes dédains : puisque je m'évade !
Je m'évade !
Je m'explique.
Selon Kittang : « [e]n s’expliquant, le Moi
narrateur espère s’évader ». Cela invite à lire les trois alinéas d’une
étrange façon. S'évader, ce serait renoncer à s'expliquer et s'expliquer ce
serait prendre du retard pour s'évader. En réalité, le discours de Kittang ne
recoupe pas celui du poète, lequel nous dit plus simplement qu'il s'évade et
qu'il va expliquer ce qu'il veut dire par là, ce qui n’implique aucun paradoxe.
Plus précisément, le poète dit que ses dédains lui ont permis de s'évader, ce
qu'il répète avec insistance, et il annonce qu'il va donner une explication.
L'explication débute dans l'alinéa suivant : « Hier encore , je soupirais
[...] ». Nous ne voyons donc pas en quoi le fait d'expliquer serait
contradictoire avec le fait de s'évader.
Pour que cela soit contradictoire, il faudrait à tout
le moins que l'explication soit adressée à ceux que le poète prétend fuir, car
le poète s'exposerait alors à différents niveaux : il resterait à leur portée,
il leur donnerait des moyens de le jauger pour mieux le piéger à nouveau, il se
mettrait à la merci de gens qui comprendraient qu'il leur faut reprendre un
fugitif, etc. Est-ce le cas ? Pour cela, nous allons nous pencher sur ce que
dit le texte.
Alors que, dans le texte de Rimbaud, il est d'abord
question de l'évasion, puis d'une explication (en l'occurrence la justification
du sentiment d'évasion), dans la lecture de Kittang, l'explication et l'évasion
sont présentées comme rivales, et, en même temps, dans les deux cas qui nous
sont proposés l'explication passerait systématiquement avant l'évasion. Soit
l'évasion fait tourner court une explication comme si le poète avait d'abord
cherché à s'expliquer, soit l'explication, qui donc a lieu avant, empêche
l'évasion pourtant revendiquée.
Ce n'est pas du tout ce que dit le texte.
Le poète dit qu'il s'évade, mais il ne présente pas
cette explication comme primordiale. Le poète n'a jamais dit : « Je
voudrais m'évader et m'expliquer à la fois ». Certes, le poète attache de
l'importance au fait de s'expliquer, il est poète et il écrit un livre. Mais,
quand il dit : « Je m'explique », il ne parle pas de l'importance
de s'expliquer, du « sort » qui « dépend de ce livre ».
Notez bien que les deux précédents alinéas sont flanqués d'un point
d'exclamation qui disparaît dans celui qui sert très simplement d’introduction
à une justification : "Je m'explique." Les deux énoncés :
« Je m’évade ! » et « Je m’explique[,] » ne sont pas
sur le même plan. Le poète répète : « Je m'évade », mais il
comprend que le lecteur a besoin à ce moment-là d'être orienté et il annonce
donc une suite à son propos qui va donner l'idée pour laquelle il peut ainsi
parler d'évasion. Cela n'a rien à voir avec le fait de dire que s'expliquer
devant le monde va l'aider à sortir de l'enfer. Bref, Kittang introduit une
dialectique retorse qui n'a pas lieu d'être. Ensuite, l'idée qu'en s'expliquant
le poète retarderait son évasion est absurde en regard du récit. Kittang semble
rabattre l'idée d'évasion au plan matériel. En effet, si quelqu’un court à
toutes jambes, il n’est pas en mesure d'expliquer son évasion. Mais il est
visible que ce n'est pas en ce sens-là qu'il faut comprendre l'évasion du
poète. D'une part, une évasion peut supposer des étapes et le poète pourrait
très bien laisser des écrits au cours de sa fuite, lors des moments où il
récupère ses forces. Il narguerait alors ses poursuivants. D'autre part,
l'évasion n'est pas nécessairement spatiale, ou, pour le dire autrement, le
terme d’évasion fait figure de métaphore. C'est ce plan métaphorique qui nous
fait trouver dérisoire la dialectique proposée par Kittang. L’analyse de
Kittang est un contresens qui amène à penser que le poète fanfaronne quand il
dit qu’il est en train de sortir de l’enfer, et les trois alinéas que Kittang a
contribué à mettre en exergue sont un mauvais lieu de débat rimbaldien.
En revanche, à d'autres endroits du récit
« L'Impossible », d'autres paradoxes sont à relever. Plongeons-nous-y
!
Ah ! cette vie de mon enfance, la grande route par tous les
temps, sobre surnaturellement, plus désintéressé que le meilleur des mendiants,
fier de n'avoir ni pays, ni amis, quelle sottise c'était. - Et je m'en aperçois
seulement !
- J'ai eu raison de mépriser ces bonshommes qui ne perdraient
pas l'occasion d'une caresse, parasites de la propreté et de la santé de nos
femmes, aujourd'hui qu'elles sont si peu d'accord avec nous.
J'ai eu raison dans tous mes dédains : puisque je
m'évade !
Le poète nous confie dans le premier alinéa qu'il
vient de comprendre qu'il a été bien sot de refuser tout pays, tout ami. Et
cela se manifestait par le choix d'une vie errante sur les routes, le poète se
montrant même moins insistant à demander l'aumône que le plus passif des
mendiants.
Or, les deux suivants alinéas ont l'air de contredire
le premier, puisque loin de se reprocher cette fuite le poète se vante de son
mépris et de tous ses dédains. Cela fait songer à une dynamique contradictoire
qui témoignerait d’une certaine confusion du genre : « Pars pour
toujours, mais reviens-moi ! » Est-ce bien d'une rupture similaire
qu'il s'agit dans ces premiers alinéas de « L'Impossible » ? Ici, il
serait moins question d'une contradiction autorisée par une démarche de bonne
foi qu'une contradiction régressive, puisque le poète refoulerait la leçon
morale sévère du premier alinéa, à savoir la « sottise » de son
errance sur la « grande route ».
En réalité, le contraste des alinéas ne doit pas nous
permettre de considérer qu'il y a contradiction. Le poète se reproche de
n'avoir cherché ni ami, ni pays, et la suite du texte va montrer que désormais
il est question de renoncer à cette fuite solitaire orgueilleuse qui était
paradoxalement un enfermement en enfer, si vous permettez le jeu de mots.
Dans « Adieu », le poète va se plaindre de
ne pas rencontrer « une main amie », ce qui ne veut bien sûr pas dire
qu'il refuse l'amitié, ni qu'il s'y dérobe. Dans « L'Impossible », le
poète parle de « l'Orient », autrement dit de « l'Éden »,
comme d'une « patrie », ce qui est un équivalent au mot
« pays ». Et ceci nous rapproche à nouveau de l'idée que la quête
d'un « Éden » n'est pas première dans le régime infernal, mais
qu'elle vient de la peur de la mort (« Or, tout dernièrement… »).
Notons au passage que, par exception, le début de
« L'Impossible » n'évoque pas le faux souvenir du « festin
ancien » de « Jadis », mais le temps de révolte du poète de
« Mauvais sang » qui admire le « forçat intraitable » et qui
a déjà injurié la « Beauté » par conséquent. En revanche, dans
« L'Impossible », un rappel du faux souvenir du « Jadis »
est sans doute ciblé dans le passage : « je n'aurais pas cédé aux
instincts délétères, à une époque immémoriale !.... »
Donc, le poète en est effectivement au moment du
regret du « festin ancien » annoncé dans la prose liminaire et
« L'Impossible » va donc bien traiter d'une étape clef dans la prise
de conscience que cet Éden ne s'ouvre qu'à l'idée de charité du chrétien qui a
la foi et n'est donc qu'un rêve, qu'une chimère. En revanche, le poète ne
renonce pas à l'idée de se rasséréner en acceptant l'ordre du monde, la
recherche d'un pays et d'amis.
Alors, que disent le deuxième et le troisième alinéa
de « L'Impossible » ?
Le poète parle de « ces bonshommes » qui
profitent de nos femmes, ce qui montre que le lecteur n'est pas d'emblée inclus
parmi ces êtres que le poète réprouve. Le poète et le lecteur sont plutôt du
côté du « nous », les affreux « bonshommes » ne sont qu'une
partie de la société. C'est un premier point important qui montre que le texte
de Rimbaud s'inscrit dans la nuance. Rimbaud reprend un motif du poème
« Le Forgeron » que tout le monde comprend aisément. Le possessif
dans « nos femmes » inclut le sexe féminin comme une moitié de
l’humanité qui répond à l’autre :
[…]. – Là-dedans sont des filles, infâmes
Parce que, - vous saviez que c’est faible, les femmes, -
Vous leur avez craché sur l’âme, comme rien !
Vos belles, aujourd’hui, sont là. C’est la Crapule.
Ensuite, il faut dissocier le mépris et les dédains
que le poète considère comme justifiés de la sottise qu’a été cette errance sur
les routes. L'errance, ce fut la réaction. Reprenons la phrase exclamative qui
ouvre « L'Impossible » (soulignements nôtres) :
Ah ! cette vie de mon enfance, la grande route
par tous les temps, sobre surnaturellement, plus désintéressé que le
meilleur des mendiants, fier de n’avoir ni pays, ni amis,
quelle sottise c’était.
Et je m’en aperçois seulement.
Pour « surnaturellement », un rapprochement
s'impose avec la phrase suivante de la section « Adieu » : « J'ai
cru acquérir des pouvoirs surnaturels. Eh bien ! je dois enterrer
mon imagination et mes souvenirs ! »
Il est clair que le poète considère bien comme
« sottise » cette enfance mythique. Le rapprochement fait prendre
conscience de l'importance décisive du verbe « enterrer ». Dans
« L'Impossible », le poète dénonce ce mythe de l'errance et annonce
qu'il s'évade. Dans « Matin », la prétention à une « jeunesse
héroïque » est à son tour rejetée et une fin de la « relation
de » ce qui est un « enfer » est annoncée. Dans « Adieu »,
les « pouvoirs surnaturels » sont objets de dérision, il faut les
enterrer pour passer à une autre vie. La difficulté vient d'un double plan.
Pour certains lecteurs, le « festin » et l'errance sur la
« grande route » sont la même chose. Ce n'est pas exact. Au temps du
« festin », « tous les cœurs » « s'ouvraient ».
Ce n'est pas le cas pour la « vie » de l'enfant qui excluait les
« amis ». La « vie » de l'enfance du poète doit impliquer
un rapprochement avec la cinquième section de « Mauvais sang » dont
les amorces des deux premiers alinéas contiennent les mentions
« enfant » et « routes » :
Encore tout enfant, j'adorais le forçat
intraitable sur qui se referme toujours le bagne ; [...] Il avait plus de force
qu'un saint, plus de bon sens qu'un voyageur - et lui, lui seul ! pour témoin
de sa gloire et de sa raison.
Sur les routes, par des nuits d'hiver, sans gîte, sans habits, une voix
étreignait mon cœur gelé : « Faiblesse ou force : te voilà, c'est la
force. Tu ne sais ni où tu vas ni pourquoi tu vas, entre partout, réponds à
tout. On ne te tuera pas plus que si tu étais cadavre. » Au matin, j'avais
le regard si perdu et la contenance si morte, que ceux que j'ai rencontrés ne m'ont peut-être pas vu.
« Encore tout enfant » a son reflet dans
« cette vie de mon enfance » et « la grande route par tous les
temps » reprend très clairement « Sur les routes, par des nuits
d'hiver », jusqu'à « cœur gelé ». L'idée de sobriété
surnaturelle est à rapprocher de la décision comique exprimée par les propos
rapportés du poète enfant quand il répondait à sa voix, comme Jeanne d'Arc :
« Faiblesse ou force : te voilà, c'est la force. » L'image du
« bagne » permet une mise en abîme du récit du poète dont l'enfer a
été la prison suite à sa prise de décision « intraitable ». La
mention « gloire » permet de relier les trois citations que nous
venons d'articuler, puisque cela se rapproche de l'exclamation dans
« Adieu » : « Une belle gloire d'artiste et de conteur
emportée! » L'exclusion des amis est signifiée dans la solitude du
« forçat » qui était le « seul » « témoin de sa gloire
et de sa raison ». Enfin, alors que le désir de vie dans
« Adieu » amène le poète à formuler qu'il « doi[t] enterrer
[s]on imagination et [s]es souvenirs », dans « Mauvais sang »,
l'enfant rebelle prend l'apparence de la mort pour échapper aux autres. Pour
prendre de l'assurance face aux gens, il se fait le raisonnement suivant :
« On ne te tuera pas plus que si tu étais cadavre. » Et il se sert de
cet aspect pour ironiser sur la facticité de la charité des hommes : « Au
matin, j'avais le regard si perdu et la contenance si morte, que ceux que j'ai
rencontrés ne m'ont peut-être pas vu. » Ce motif du cadavre permet
d'ailleurs d'illustrer l'idée d'un damné qui plonge déjà en enfer dans
« Mauvais sang », certains commentaires refusant parfois l'idée qu'il
soit déjà question du lieu infernal avant « Nuit de l'enfer ».
Il faut bien opposer le souvenir du « festin ancien » et celui de l'enfance sur les routes. Dans « L'Impossible », le poète évoque « une époque immémoriale » à partir de laquelle le poète aurait « cédé aux instincts délétères ». Il s'agit là de la double idée du paradis perdu et de la chute. Le poète vient précisément de mentionner « l'Éden ». Dans ce cas, le poète songe donc à l'époque immémoriale du festin ancien et à l'affrontement avec la beauté, la justice, etc. Au début de « Matin », il est question d'une « jeunesse », ce qui pourrait se confondre avec l'idée de l'enfance. Mais il faut opposer la « jeunesse » où le poète écrivait « sur des feuiller d'or » à la vie sur la route « par tous les temps », pour deux raisons. Premièrement, « Matin » est un récit qui vient après celui de « L'Impossible » où la sottise de l'errance a déjà été dénoncée. Deuxièmement, dans « Matin », il est question d'une « jeunesse aimable », suivie d'une chute : « Par quel crime, par quelle erreur, ai-je mérité ma faiblesse actuelle ? » Ainsi, malgré la mention « faiblesse », il faut distinguer ce souvenir « héroïque » de la prétention de l'enfant à la « force » quand il semble au bord de la mort. En revanche, les deux souvenirs, si opposés qu'ils sont, seront enterrés ensemble à la fin du récit.
N'insistons pas pour l'instant sur le nécessaire rapprochement avec la question : « est-il d'autres vies ? » Nous voulons avant tout bien faire comprendre le sens du récit « L'Impossible » en montrant que le poète ne se contredit pas le moins du monde, malgré les soubresauts de son discours. Si nous laissons de côté bien des rapprochements que nous avons pu envisager, il en est un autre qui intéresse fortement les articulations d’un livre décidément bien médité. Dans la première phrase exclamative de « L'Impossible », nous relevons la mention « mendiants ». La figure du "mendiant" apparaît aussi dans « Matin », mais notre idée est d'envisager que les mentions « mendiants » et « paysan » sont également à mettre en relation.
Il faut bien opposer le souvenir du « festin ancien » et celui de l'enfance sur les routes. Dans « L'Impossible », le poète évoque « une époque immémoriale » à partir de laquelle le poète aurait « cédé aux instincts délétères ». Il s'agit là de la double idée du paradis perdu et de la chute. Le poète vient précisément de mentionner « l'Éden ». Dans ce cas, le poète songe donc à l'époque immémoriale du festin ancien et à l'affrontement avec la beauté, la justice, etc. Au début de « Matin », il est question d'une « jeunesse », ce qui pourrait se confondre avec l'idée de l'enfance. Mais il faut opposer la « jeunesse » où le poète écrivait « sur des feuiller d'or » à la vie sur la route « par tous les temps », pour deux raisons. Premièrement, « Matin » est un récit qui vient après celui de « L'Impossible » où la sottise de l'errance a déjà été dénoncée. Deuxièmement, dans « Matin », il est question d'une « jeunesse aimable », suivie d'une chute : « Par quel crime, par quelle erreur, ai-je mérité ma faiblesse actuelle ? » Ainsi, malgré la mention « faiblesse », il faut distinguer ce souvenir « héroïque » de la prétention de l'enfant à la « force » quand il semble au bord de la mort. En revanche, les deux souvenirs, si opposés qu'ils sont, seront enterrés ensemble à la fin du récit.
N'insistons pas pour l'instant sur le nécessaire rapprochement avec la question : « est-il d'autres vies ? » Nous voulons avant tout bien faire comprendre le sens du récit « L'Impossible » en montrant que le poète ne se contredit pas le moins du monde, malgré les soubresauts de son discours. Si nous laissons de côté bien des rapprochements que nous avons pu envisager, il en est un autre qui intéresse fortement les articulations d’un livre décidément bien médité. Dans la première phrase exclamative de « L'Impossible », nous relevons la mention « mendiants ». La figure du "mendiant" apparaît aussi dans « Matin », mais notre idée est d'envisager que les mentions « mendiants » et « paysan » sont également à mettre en relation.
La figure du « paysan » est développée dans
« Mauvais sang », avec la fameuse expression de dégoût : « Maîtres
et ouvriers, tous paysans, ignobles ». Dans la revue de la société au
début de « Mauvais sang », le poète n'oublie pas de mentionner la
figure du mendiant : « L'honnêteté de la mendicité me navre. » Il
n'est donc pas anormal de songer à étudier tout uniment le traitement des
figures du paysan et du mendiant dans Une saison en enfer. Dans « Mauvais
sang », la figure du « paysan » va de pair avec la création d’une
formule satirique, où les fonctions en société se valent toutes, l’écrivain n’étant
pas plus que le paysan : « La main à plume vaut la main à charrue. -
Quel siècle à mains ! - Je n'aurai jamais ma main. » Dans « L'Impossible »,
le poète présente son enfance comme plus détachée que celle du plus résigné
mendiant et il récuse l'amitié : l'expression « fier de n'avoir ni pays,
ni amis » reprend l'idée de la saillie : « La main à plume vaut la
main à charrue » et, à la fin de la première section de « Adieu »,
la mention « Paysan » prend tout son sens, c'est la ruine de l'idée
de n'être attaché à rien. Le poète est « rendu au sol », mais, outre
qu'il admet aussi avoir « un devoir à chercher », le poète s'avoue à
la recherche d'une « main amie », d'un lien, d'une attache, même s'il
ne la trouve pas. L'alinéa : « Mais pas une main amie ! et où puiser le
secours ? » entre en résonance, en y mêlant de l'autodérision, avec
l'ancien refus de colère : « – Quel siècle à mains ! – Je n'aurai jamais
ma main. » Le « où puiser le secours » reprendrait « pays »
finalement pour parachever le rapprochement avec ce passage de « L'Impossible »
: « fier de n'avoir ni pays, ni amis ». Quant à la sottise, elle se
reflète dans la « belle gloire d'artiste et de conteur emportée » qui,
avec la mention plus loin de « bel avantage », ironise en passant sur
la notion de « beauté », ce que confirme à l'évidence cette autre
mention de fin d'ouvrage : « vieilles amours mensongères » dont
l'écho est assez évident avec les mentions « nouvel amour » d'Á
une Raison et « nouveaux corps amoureux » de Being Beauteous.
Partant de là, le texte n'est pas cette espèce de
piège contradictoire qui prétend rendre toute lecture impossible.
Quant à l'explication que donne le poète de son
évasion, est-elle véritablement escamotée ? Le poète amorce une justification
en prenant le passé proche à témoin, mais il n'est pas évident de déterminer
quand l'explication cesse pour passer à un autre propos, ni si cette
explication va jusqu'à son terme. Une rupture du raisonnement est clairement
manifestée par le motif des deux sous de raison : « M'étant retrouvé deux
sous de raison [...] », et quand les « deux sous de raison sont finis »,
le poète s'exclame : « – L 'esprit est autorité, il veut que je sois en
Occident. Il faudrait le faire taire pour conclure comme je voulais. »
Loin donc de considérer avec Kittang que le poète ne
s'explique pas et qu'il jouerait avec une contradiction ramassée dans les
termes entre les verbes « s'évader » et « s'expliquer », il
faut donc étudier les cas de figure possibles de l'explication, à la suite de l’annonce :
« Je m’explique. »
Soit l'explication ne concerne que l'alinéa suivant : « Hier
encore, je soupirais... » Soit elle concerne les deux alinéas suivants : « Hier
encore, je soupirais.... » et « M'étant retrouvé deux sous de
raison... », soit la parenthèse des « deux sous de raison »
n'empêche pas de considérer que l'explication englobe une plus grande partie du
récit « L'Impossible ». En revanche, la fin du récit n'appartient
plus à l'explication de l'évasion : « Déchirante infortune ! »
Prenons le début de l'explication, le sixième alinéa :
Hier encore, je soupirais : « Ciel ! sommes-nous assez de damnés ici-bas !
Moi j'ai tant de temps dans leur troupe ! Je les connais tous. Nous nous
reconnaissons toujours ; nous nous dégoûtons. La charité nous est inconnue.
Mais nous sommes polis ; nos relations avec le monde sont très convenables. »
Est-ce étonnant ? Le monde ! les marchands, les naïfs ! - Nous ne sommes pas
déshonorés. - Mais les élus, comment nous recevraient-ils ? Or il y a des gens
hargneux et joyeux, de faux élus, puisqu'il nous faut de l'audace ou de
l'humilité pour les aborder. Ce sont les seuls élus. Ce ne sont pas des
bénisseurs !
Le poète part de sa situation de damné et annonce
l'imminence de sa fin de relation infernale : « j'ai tant de temps dans
leur troupe ». Comme il se vantait de connaître « chaque fils de famille »
(« Mauvais sang »), il se vante de connaître chaque damné, ce qui
revient à dire qu'il sait apprécier le tout de leurs situations respectives.
Leurs problèmes sont les mêmes dans le fond, tel est le discours. Au cœur de
cette damnation, il y a le refus de l'amitié, refus articulé sur un rejet de la
notion de charité chrétienne : « La charité nous est inconnue. » Le
problème, c'est que les damnés se détestent, ne se supportent pas, et ne
peuvent pas former un pays, des relations d'amitié, etc. Les bonnes manières en
société, la politesse, ne sont pas du même ordre. La relation au monde est
inévitable, il suffit de ne pas être naïf au sujet de cette mascarade sociale.
D'ailleurs, tout au long d'Une saison en enfer, le poète joue à dénoncer
l'hypocrisie sociale qui consiste à confondre ces bons procédés avec la
charité. Plusieurs fois, le poète dément la réalité de la charité dans le
monde, quand il affirme par exemple que « jamais personne ne pense à autrui »
(« Nuit de l'enfer ») pour ne rien dire de l'alliance « mépris
et charité » dans l'avant-dernière partie de « Mauvais sang ».
Cette mise au point sur la satire latente du texte est importante pour
comprendre les subtilités du paragraphe que nous commentons à l'instant, mais
nous ne voulons pas nous y attarder à cette occasion. Insistons plutôt sur la
figure des « marchands ». Il ne faut pas y voir que l'exploitation
des « naïfs » par les « marchands » dans ce résumé du « monde ».
Les « marchands », ce sont les petits commerçants. Rimbaud enregistre
une hypocrisie dans les bonnes manières affables de ceux qui ont quelque chose
à vendre, mais ce n'est que sur un autre plan que vont venir les vrais élus,
les vrais vautours. Face aux petits commerçants, les damnés ne sont pas « déshonorés ».
On pourrait se demander de quel honneur il s'agit, mais la suite du texte fait
entendre qu'en gros avec les marchands et les naïfs les damnés ne se font pas
humilier. L'humiliation commence avec ceux qui se mettent sur un pied de
supériorité. Le poète joue alors avec les alliances de mots quelque peu
conflictuelles « hargneux ou joyeux », et fait tendre cela vers une
alternative bien contrastée : « il nous faut de l'audace ou de l'humilité
pour les aborder ». Rimbaud dénonce un ordre de profiteurs de ce monde qui
sont donc les seuls vrais « élus ». Et en une phrase de pointe, le
poète dénonce la fausseté de tout le système : « Ce ne sont pas des
bénisseurs ! » Eux n'étant pas des bénisseurs, l'exclusion des damnés est
confirmée, mais en même temps c'est le mensonge de la charité qui est mis à nu.
Et face à un tel argument, nous comprenons bien pourquoi le poète va rejeter
comme une évidence la fausseté du message selon lequel la charité ouvre au
festin dont le poète aurait un prétendu souvenir.
La critique de l'épicier, des « marchands »,
n'est pas au centre du récit, elle reste à la périphérie. C’est le groupe des « élus »
qui est visé, ceux qui se mettent sur un pied de supériorité. Rimbaud parlera
plus loin des « hommes d’Église » et des « philosophes ».
Il ne s’agit pas ici des politiques élus représentants du peuple, ce qui serait
trop réducteur, il faut y voir des prêtres, des intellectuels, des politiques,
des nobles ou aristocrates, des hommes d'influence et de pouvoir, des notables,
des militaires, des hommes de loi, des professeurs, des sermonneurs en tous
genres, des gens de toutes sortes qui, épiciers ou non, en imposent, des bigots
à la messe, des illuminés, des financiers, des hommes d’affaires qui décident
des lois à leur avantage, etc., etc. Le rapprochement étant sensible avec la
charge contre les « faux nègres » dans « Mauvais sang »,
les « élus » sont « magistrat », « général » ou « empereur ».
Considérons enfin que la notion d’élu a une valeur biblique que raille le
poète. Ces « élus » sont ceux à qui le retour au jardin d’Éden, dont
il va être question plus loin dans le récit, est promis. En même temps, l’idée
des élections au plan politique est intéressante à noter également. Les
révolutionnaires qui voulaient une République démocratique et sociale ne se
satisfaisaient pas du suffrage universel et du statut de représentants des
élus. C’était un vraiment sujet de débat à l’époque. L’élu exploite supérieurement
les « naïfs », mieux que les « marchands ».
Il reste toutefois à considérer que cet alinéa ne nous
a pas expliqué en quoi le poète s'évadait : il a surtout créé une image de
repoussoir qui justifie le mépris et les dédains, et donc qui justifie l'idée
qu'échapper à cela, c'est s'évader.
L'explication peut-elle s'arrêter là ? En partie oui,
en partie non! Oui, parce que nous comprenons de quelle évasion il peut s'agir
; non, parce qu'il reste à comprendre comment le poète procède pour rendre
réelle et viable l'évasion.
Mais les « deux sous de raison » altèrent l’explication
et nous font passer au plan d’une révélation. Quelle est cette soudaine prise
de conscience ? Rien d’autre que le fait de vivre immergé dans une société
occidentale. Il ne s’agit même pas d’une forme de raisonnement, il s’agit d’une
perception immédiate qui équivaut à une manifestation instantanée du bon sens :
M’étant
retrouvé deux sous de raison – ça passe vite ! – je vois que mes malaises
viennent de ne m’être pas figuré assez tôt que nous sommes à l’Occident. Les
marais occidentaux ! […]
Nous pourrions comprendre que le poète a cru s’évader
et que, soudainement, il comprend qu’il n’est pas en « Orient », mais
qu’il est pris dans les « marais occidentaux ». La suite du récit
confirme qu’une certaine échappée tourne court : « L’esprit est
autorité, il veut que je sois en Occident. » Le poète raconte alors à l’imparfait
sa tentative : « J’envoyais au diable… » Plusieurs commentateurs
estiment enfin que le récit fait s’affronter comme deux valeurs opposées, l’esprit
et la raison. Nous en sommes là de nos réflexions et nous n’avons toujours pas
précisé les contours de l’évasion à laquelle le poète a pu prétendre. Nous
allons devoir continuer cette étude en affrontant une difficulté particulière.
Quand le poète dit « Je m’évade », faut-il réduire cela à l’idée qu’il
a cru atteindre son idée d’Orient ? Cela n’est peut-être pas si simple. Il
faut se méfier des inférences hâtives. Il nous reste donc toujours à préciser
de quelle évasion parle le poète, et dans le conflit entre les « deux sous
de raison » et « l’esprit » il reste toujours à déterminer ce qu’est
cette « minute d’éveil » revendiquée par le poète. Il faudra trouver
la réponse dans une étude serrée des treize derniers alinéas du poème, sachant
que nous avons déjà dit pas mal de choses sur plusieurs d’entre eux.
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