Établissement du texte de la prose liminaire et Notes



Nous indiquons en rouge les modifications apportées à l’impression originale, ce qui inclut l’interjection en majuscule « O » modifiée en « Ô ». Nous observons trois erreurs de l’ouvrier-typographe : confusion entre « le » et « la » pour « la clef », redoublement lié à un changement de ligne « que que j’ai rêvé », mais aussi introduction absurde de guillemets initiaux qui n’ont aucune valeur littéraire, aucun intérêt, malgré tout ce qu’on a pu en dire. Un article de Christophe Bataillé dans la revue Studi francesi donne une explication plausible à leur présence : la maison Poot avait de nombreuses publications juridiques où les pages commençaient par ces guillemets. Il semble bien s’agir d’un réflexe de l’ouvrier-typographe pour un signe qui n’a rien à faire là. Contrairement à ce qui se raconte, ces guillemets n’apportent aucun supplément d’oralité ou de subjectivité, soit à la prose liminaire, soit à Une saison en enfer.
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« Jadis, si je me souviens bien[1], ma vie était un festin où s’ouvraient tous les cœurs, où tous les vins coulaient[2].
Un soir, j’ai assis la Beauté sur mes genoux. – Et je l’ai trouvée amère. – Et je l’ai injuriée.
Je me suis armé contre la justice.
Je me suis enfui. Ô sorcières, ô misère, ô haine, c’est à vous que mon trésor[3] a été confié !
Je parvins à faire s’évanouir dans mon esprit toute l’espérance humaine[4]. Sur toute joie pour l’étrangler j’ai fait le bond sourd de la bête féroce.
J’ai appelé les bourreaux pour, en périssant, mordre la crosse de leurs fusils. J’ai appelé les fléaux, pour m’étouffer avec le sable, le sang. Le malheur a été mon dieu. Je me suis allongé dans la boue. Je me suis séché à l’air du crime. Et j’ai joué de bons tours à la folie.
Et le printemps[5] m’a apporté l’affreux rire de l’idiot.
Or, tout dernièrement m’étant trouvé sur le point de faire le dernier couac ![6] j’ai songé à rechercher le la clef du festin ancien, où je reprendrais peut-être appétit.
La charité est cette clef. – Cette inspiration[7] prouve que que j’ai rêvé !
« Tu resteras hyène, etc…, » se récrie le démon qui me couronna de si aimables pavots. « Gagne la mort[8] avec tous tes appétits, et ton égoïsme et tous les péchés capitaux. »
Ah ! j’en ai trop pris : - Mais, cher Satan, je vous en conjure[9], une prunelle moins irritée ! et en attendant les quelques petites lâchetés en retard[10], vous qui aimez dans l’écrivain l’absence des facultés descriptives ou instructives[11], je vous détache ces quelques hideux feuillets de mon carnet de damné.



[1] si je me souviens bien : dans « Mauvais sang », le poète dit : « Je ne me souviens pas plus loin que cette terre-ci et le christianisme[,] » après un récit de visions historiques livresques dans lesquelles le narrateur se projette comme s’il les avait vécues. Le « Jadis » n’est pas l’enfance, mais un mythe de l’origine chrétienne de l’âme. Le doute sur ce souvenir (et donc sur le soir initial de révolte) est maintenu dans les « feuillets [du] carnet de damné », mais pas dans le neuvième alinéa de la prose liminaire.
[2] où s’ouvraient tous les cœurs, où tous les vins coulaient : alexandrin subreptice. Les jeux métriques sont rares dans Une saison en enfer, mais cet alexandrin est à rapprocher de la succession de deux phrases de sept et six syllabes dans l’alinéa suivant : « - Et je l’ai trouvée amère. – Et je l’ai injuriée. » Inutile d’appliquer une diérèse à « injuri-ée », le hiatus souligné en rouge est déjà un refus prosodique du vers. Notez la construction en chiasme : « injuriée » contre « s’ouvraient tous les cœurs » et « tous les vins coulaient » contre « amère ».
[3] mon trésor : « ma vie » est soustraite au cadre initial et confiée à des valeurs opposées.
[4] Fait exprès ou non, difficile de ne pas songer à l’inscription sur la porte de l’Enfer dans La Comédie de Dante : « Lasciate ogne speranza voi ch’intrate ».
[5] Il est vrai que Rimbaud a associé sa sortie de l’enfer à l’automne dans « Adieu » et il est possible de prêter une intention à cette mention « printemps » qui indique que la « saison en enfer » correspond à un été à l’envers. Toutefois, le texte dit explicitement que le « printemps » survient au milieu d’une vie infernale, pas à son début. L’enfer commence forcément avec la beauté injuriée, le dévouement à la haine et à la misère, l’appel suicidaire aux bourreaux, l’allongement dans la boue, etc.
[6] Le cœur du projet est ici, dans cette participiale : échapper à la mort. En dépit des apparences, aucune allusion n’est faite au coup de feu de Verlaine sur Rimbaud. Certes, le poète a pu y penser au moment de remettre sa copie à l’imprimeur, mais le refus de la mort est au cœur de ce projet lancé dès le mois d’avril, selon des indices convergents. Surtout, l’épisode bruxellois ne coïncide pas avec la conduite du récit dans Une saison en enfer : il y reste étranger, ne l’éclaire pas et n’entre pas en phase avec lui.
[7] Première réaction au refus de la mort, alinéa du secours de la voix chrétienne. Rejet immédiat de la charité, l’inspiration n’est même pas qualifiée de divine. Série bouclée : « si je me souviens bien », « j’ai songé » », « j’ai rêvé ».
[8] Seconde réaction au refus de la mort. La formule « Gagne la mort », inversion perfide pour « Perds la vie », montre clairement aux lecteurs que Satan ne conteste pas le rejet de l’inspiration, mais enrage du recul devant le « dernier couac ». Les pavots, ironiquement désignés comme « aimables », puisqu’ils assurent une terrible promesse aux « amis de la mort », correspondent à un autre rêve, le « sommeil » de « l’esprit qui dort » et qui vit une « chute », ce qui sera essentiel dans le récit.
[9] Margaret Davies a proposé de voir un jeu sur les deux sens du verbe conjurer, ce qui est amusant, mais il me semble impossible d’affirmer que ce soit un fait exprès de la part de Rimbaud. C’est une de ces libertés intéressantes des commentaires.
[10] lâchetés en retard : seul le sens premier de l’expression « lâchetés » convient. Il n’y a aucune raison d’y voir une allusion à une quelconque œuvre littéraire laissée de côté, ce qui rendrait le texte assez incongru, puisque les « feuillets » ne sont eux-mêmes qu’une partie du « carnet de damné », ce qui dédoublerait étrangement le cas des textes laissés de côté : des « lâchetés » littéraires et le reste du carnet. Et puis, cet acte n’aurait pas sa raison d’être dans la logique du récit infernal.
[11] l’absence des facultés descriptives ou instructives : aucun projet esthétique exceptionnel là-dedans, il n’est question que de confusion mentale.

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