Établissement du texte de la prose liminaire et Notes
Nous indiquons en rouge les modifications apportées à l’impression
originale, ce qui inclut l’interjection en majuscule « O » modifiée
en « Ô ». Nous observons trois erreurs de l’ouvrier-typographe :
confusion entre « le » et « la » pour « la clef »,
redoublement lié à un changement de ligne « que que j’ai rêvé », mais
aussi introduction absurde de guillemets initiaux qui n’ont aucune valeur
littéraire, aucun intérêt, malgré tout ce qu’on a pu en dire. Un article de
Christophe Bataillé dans la revue Studi
francesi donne une explication plausible à leur présence : la maison
Poot avait de nombreuses publications juridiques où les pages commençaient par
ces guillemets. Il semble bien s’agir d’un réflexe de l’ouvrier-typographe pour
un signe qui n’a rien à faire là. Contrairement à ce qui se raconte, ces
guillemets n’apportent aucun supplément d’oralité ou de subjectivité, soit à la
prose liminaire, soit à Une saison en
enfer.
__
*****
Un soir,
j’ai assis la Beauté sur mes genoux. – Et je l’ai trouvée amère. – Et je l’ai
injuriée.
Je me
suis armé contre la justice.
Je me
suis enfui. Ô sorcières, ô misère, ô haine, c’est
à vous que mon trésor[3]
a été confié !
Je
parvins à faire s’évanouir dans mon esprit toute l’espérance humaine[4].
Sur toute joie pour l’étrangler j’ai fait le bond sourd de la bête féroce.
J’ai
appelé les bourreaux pour, en périssant, mordre la crosse de leurs fusils. J’ai
appelé les fléaux, pour m’étouffer avec le sable, le sang. Le malheur a été mon
dieu. Je me suis allongé dans la boue. Je me suis séché à l’air du crime. Et j’ai
joué de bons tours à la folie.
Et le
printemps[5]
m’a apporté l’affreux rire de l’idiot.
Or, tout
dernièrement m’étant trouvé sur le point de faire le dernier couac ![6]
j’ai songé à rechercher le la clef du festin ancien, où je reprendrais peut-être
appétit.
La
charité est cette clef. – Cette inspiration[7]
prouve que que j’ai rêvé !
« Tu
resteras hyène, etc…, » se récrie le démon qui me couronna de si aimables
pavots. « Gagne la mort[8]
avec tous tes appétits, et ton égoïsme et tous les péchés capitaux. »
Ah !
j’en ai trop pris : - Mais, cher Satan, je vous en conjure[9],
une prunelle moins irritée ! et en attendant les quelques petites lâchetés
en retard[10],
vous qui aimez dans l’écrivain l’absence des facultés descriptives ou
instructives[11],
je vous détache ces quelques hideux feuillets de mon carnet de damné.
[1] si je
me souviens bien : dans « Mauvais sang », le poète dit :
« Je ne me souviens pas plus loin que cette terre-ci et le
christianisme[,] » après un récit de visions historiques livresques dans
lesquelles le narrateur se projette comme s’il les avait vécues. Le « Jadis »
n’est pas l’enfance, mais un mythe de l’origine chrétienne de l’âme. Le doute
sur ce souvenir (et donc sur le soir initial de révolte) est maintenu dans les « feuillets
[du] carnet de damné », mais pas dans le neuvième alinéa de la prose
liminaire.
[2] où
s’ouvraient tous les cœurs, où tous les vins coulaient : alexandrin
subreptice. Les jeux métriques sont rares dans Une saison en enfer, mais cet alexandrin est à rapprocher de la
succession de deux phrases de sept et six syllabes dans l’alinéa suivant :
« - Et je l’ai trouvée amère. – Et je l’ai injuriée. »
Inutile d’appliquer une diérèse à « injuri-ée », le hiatus souligné
en rouge est déjà un refus prosodique du vers.
Notez la construction en chiasme : « injuriée » contre « s’ouvraient
tous les cœurs » et « tous les vins coulaient » contre « amère ».
[3] mon
trésor : « ma vie » est soustraite au cadre initial et
confiée à des valeurs opposées.
[4] Fait exprès ou non, difficile de ne pas
songer à l’inscription sur la porte de l’Enfer dans La Comédie de Dante : « Lasciate ogne speranza voi ch’intrate ».
[5] Il est vrai que Rimbaud a associé sa
sortie de l’enfer à l’automne dans « Adieu » et il est possible de
prêter une intention à cette mention « printemps » qui indique que la
« saison en enfer » correspond à un été à l’envers. Toutefois, le
texte dit explicitement que le « printemps » survient au milieu d’une
vie infernale, pas à son début. L’enfer commence forcément avec la beauté
injuriée, le dévouement à la haine et à la misère, l’appel suicidaire aux
bourreaux, l’allongement dans la boue, etc.
[6] Le cœur du projet est ici, dans cette
participiale : échapper à la mort. En dépit des apparences, aucune
allusion n’est faite au coup de feu de Verlaine sur Rimbaud. Certes, le poète a
pu y penser au moment de remettre sa copie à l’imprimeur, mais le refus de la
mort est au cœur de ce projet lancé dès le mois d’avril, selon des indices
convergents. Surtout, l’épisode bruxellois ne coïncide pas avec la conduite du
récit dans Une saison en enfer :
il y reste étranger, ne l’éclaire pas et n’entre pas en phase avec lui.
[7] Première réaction au refus de la mort,
alinéa du secours de la voix chrétienne. Rejet immédiat de la charité, l’inspiration
n’est même pas qualifiée de divine. Série bouclée : « si je me
souviens bien », « j’ai songé » », « j’ai rêvé ».
[8] Seconde réaction au refus de la mort. La
formule « Gagne la mort », inversion perfide pour « Perds la vie »,
montre clairement aux lecteurs que Satan ne conteste pas le rejet de l’inspiration,
mais enrage du recul devant le « dernier couac ». Les pavots, ironiquement désignés comme « aimables »,
puisqu’ils assurent une terrible promesse aux « amis de la mort »,
correspondent à un autre rêve, le « sommeil » de « l’esprit qui
dort » et qui vit une « chute », ce qui sera essentiel dans le
récit.
[9] Margaret Davies a proposé de voir un jeu
sur les deux sens du verbe conjurer,
ce qui est amusant, mais il me semble impossible d’affirmer que ce soit un fait
exprès de la part de Rimbaud. C’est une de ces libertés intéressantes des
commentaires.
[10] lâchetés
en retard : seul le sens premier de l’expression « lâchetés »
convient. Il n’y a aucune raison d’y voir une allusion à une quelconque œuvre littéraire
laissée de côté, ce qui rendrait le texte assez incongru, puisque les « feuillets »
ne sont eux-mêmes qu’une partie du « carnet de damné », ce qui
dédoublerait étrangement le cas des textes laissés de côté : des « lâchetés »
littéraires et le reste du carnet. Et puis, cet acte n’aurait pas sa raison d’être
dans la logique du récit infernal.
[11] l’absence
des facultés descriptives ou instructives : aucun projet esthétique
exceptionnel là-dedans, il n’est question que de confusion mentale.
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